
Une nouvelle invitation à rencontrer Jésus, au travers de son interaction avec « l’adversaire »
RENCONTRES AVEC L’ADVERSAIRE : Matthieu 4,1-11
Évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu – Chapitre 4
01 Alors Jésus fut conduit au désert par l’Esprit pour être tenté par le diable.
02 Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim.
03 Le tentateur s’approcha et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. »
04 Mais Jésus répondit : « Il est écrit : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. »
05 Alors le diable l’emmène à la Ville sainte, le place au sommet du Temple
06 et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges, et : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. »
07 Jésus lui déclara : « Il est encore écrit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. »
08 Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne et lui montre tous les royaumes du monde et leur gloire.
09 Il lui dit : « Tout cela, je te le donnerai, si, tombant à mes pieds, tu te prosternes devant moi. »
10 Alors, Jésus lui dit : « Arrière, Satan ! car il est écrit : C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, à lui seul tu rendras un culte. »
11 Alors le diable le quitte. Et voici que des anges s’approchèrent, et ils le servaient.
Extrait de la Traduction Liturgique de la Bible – © AELF, Paris
Commentaire de l’Évangile
Par Daniel Cadrin, o.p.
Cette rencontre de Jésus est différente des autres. Il a rencontré des femmes et des hommes, en santé ou malades, qui étaient ouverts à son message ou réservés ; quelques uns l’ont suivi. Mais voici qu’il se retrouve avec un opposant radical, qui veut le faire dévier de sa mission. En ce début du Carême, allons avec Jésus rencontrer le tentateur (v.3).
Les trois tentations de Jésus, en Matthieu, se passent en trois lieux différents: la première au désert, la deuxième au Temple de Jérusalem, puis la troisième sur une haute montagne. Est-ce là un simple hasard, le tentateur et Jésus ayant envie de changer d’air, de varier les décors de leur duel? Dans la Bible, ces trois lieux ne sont pas des endroits insignifiants ou banaux. Ce sont justement des lieux où le Dieu vivant se révèle, où il est cherché et rencontré. Au désert, Dieu s’est fiancé avec son peuple en marche; Jésus ira y prier. Au temple, Dieu est présent parmi son peuple et est célébré; Jésus s’y rendra plusieurs fois. Sur la montagne, Dieu a révélé son nom à Moïse et a donné la Loi; Jésus y enseignera et y sera transfiguré.
L’épreuve de Jésus touche ainsi, par ces seuls lieux, à l’expérience religieuse elle-même, à ses risques et ses options. Puisque ce sont trois lieux privilégiés pour une expérience plus forte du Dieu vivant, c’est donc là aussi, en ces lieux de notre quête, que l’idole peut s’immiscer et prendre la place de Dieu. Le rôle du diable (v.1,5,8,11) est de proposer l’idole, i.e. l’illusion, au lieu du Dieu de vie. Il fait son métier de séparateur, de diviseur. C’est le sens premier de dia-bolique : ce qui sépare, désunit. Le contraire même de ce qui est sym-bolique : ce qui unit, met ensemble, comme Jésus le symbole par excellence.
La tentation sur la montagne est la plus importante en Matthieu, alors qu’en Luc, c’est le temple, et en Marc, le désert. Son livre est structuré autour des montagnes. Dans la Bible, la montagne évoque le Dieu qui nous dépasse, le Dieu de gloire et de lumière, plus majestueux que celui du désert et moins familier que celui du temple. Le Dieu devant qui se prosterner. Ici, le pauvre diable, après deux essais infructueux, laisse tomber les masques et dévoile clairement son jeu. Il demande d’être adoré et il offre le pouvoir. Il montre bien ses cartes: le lien profond entre l’idole, l’illusion, et le pouvoir qui est la suprême idole, qu’on prend pour Dieu, qui s’offre comme un dieu à vénérer. Car le pouvoir donne l’illusion d’être dieu, d’être à la place de Dieu.
Jésus ici appelle le diable d’un autre nom Satan (v.10), l’Adversaire, l’opposant au Règne de Dieu. Ce Règne, au contraire de l’offre du pouvoir, invite au service et au don de soi. La réponse de Jésus, comme à chaque tentation, puise dans les Écritures: Il est écrit. Elle est cinglante, aussi nette que l’offre du Satan, et va au coeur de l’enjeu. Seul Dieu, le Tout-Proche et le Tout-Autre, le Très-Haut et le Très-Bas, créateur et miséricordieux, peut être adoré. Il n’est pas illusion ou idole, il a droit au culte en vérité car il est source de vie.
Désert, temple, montagne: trois lieux dans les Écritures où l’Alliance entre Dieu et son peuple est vécue, où elle est conclue, célébrée, donnée et renouvelée. Où sont aujourd’hui nos propres déserts, nos temples, nos montagnes, ces lieux de nos vies où, à la suite de Jésus, nous cherchons le visage de Dieu, où nous le rencontrons, où nous sommes éblouis? Ces relations et ces engagements, ces prières et ces travaux, ces lieux intérieurs et ces endroits physiques, ces expériences personnelles et collectives qui peuvent être profondément libératrices ou aliénantes: c’est là que se joue l’enjeu de notre relation au Dieu vivant, le choix entre l’idole, le faux visage de Dieu qui nous trompe et nous écrase, et l’icône, la sainte face qui nous éclaire et nous relève.
Quels sont nos déserts, au plus profond de nous, où nous sommes tentés par la consommation des biens matériels et spirituels pour ne plus avoir faim et soif, où l’idole de l’avoir immédiat veut nous combler, mais où le Dieu des eaux vives nous offre sa Parole et nous invite à rester en attente… Quels sont nos temples, ces lieux sacrés de toutes sortes, où nous sommes tentés de fuir les risques de la vie humaine, où l’idole d’un Dieu faussement provident veut nous priver de liberté, mais où le Dieu créateur et attentif nous offre son amitié soutenante et nous invite à marcher sur nos pieds…
Quelles sont nos montagnes, ces lieux impressionnants où nous avons une vue d’ensemble mais où nous pouvons croire tout contrôler sans avoir besoin de personne, ni même de Dieu, où l’idole de la toute-puissance veut prendre contrôle en nous, mais où le Dieu plus grand que tout et très-aimant nous offre son don de vie et son pardon et nous invite à l’abandon et à l’adoration… Jésus fait face au tentateur et lui répond à partir des Écritures. Dans mes luttes et mes options, au désert, au temple ou à la montagne, quelles paroles des Écritures m’inspirent particulièrement?
Dans ces visages de Jésus mis à l’épreuve, Matthieu nous invite à la vigilance, à un éveil de nos antennes spirituelles, pour ne pas nous prendre pour d’autres mais respecter qui nous sommes, des enfants de Dieu, fragiles et libres. Et aussi pour ne pas prendre Dieu pour une idole mais respecter qui il est, le Père des miséricordes, à la fois plus grand et plus intime que notre coeur, à qui rendre un culte.
Images
Ce récit biblique est important. Il a été abondamment commenté dans les écrits spirituels et théologiques. Il a aussi inspiré les artistes, surtout ceux des 11e – 16e siècle, pour revenir au 19e. En Matthieu et Luc, il offre plusieurs possibilités à cause des trois lieux de tentation. En Marc, il n’y a que le désert. En fait, ce premier lieu a été davantage utilisé dans l’art des derniers siècles. Des œuvres, surtout les anciennes, montrent les trois lieux, de façon plus complète.
La figure du diable est intéressante à visualiser : familière ou étrange, terrifiante ou discrète, avec des traits précis ou plutôt symboliquement évoquée. On en trouve une grande variété. Jésus peut avoir l’air plus assuré ou inquiet, triomphant ou encore en lutte. Dans les œuvres modernes, il est souvent méditatif et seul, engagé dans son combat. Dans la scène finale, des anges s’approchent et le servent : on les retrouve dans certaines oeuvres. Un autre intervenant est la Parole de Dieu qui revient à chaque tentation, dans chaque lieu. Il est plus difficile de rendre visible son écho, mais certains le font.
Voici quelques mises en images de ce combat, ancien et actuel.
- Miniature, c.1020-1030, Codex Aureus Epternacensis, folio 20, recto, Musée National Germanique, Nuremberg, Allemagne. Ce manuscrit enluminé, écrit avec des lettres d’or, a été réalisé par le scriptorium de l’Abbaye d’Echternach, ville aujourd’hui au Luxembourg. Les tentations suivent l’ordre de Matthieu : le désert avec les pierres, l’édifice du temple, la montagne stylisée. Le Jésus imberbe et nimbé de l’Antiquité rencontre un diable ailé (ange déchu) et laid, qui s’agite. À chaque étape, Jésus a en mains un rouleau de la Parole; cela montre une bonne saisie du texte par l’artiste.
- Mosaïque, 12e -13e siècle, Basilique Saint-Marc, Venise, Italie. Dans cette cathédrale de style byzantin, se trouve un des plus grands ensembles de mosaïques au monde. Celle-ci présente la séquence de Matthieu. Le petit diable, avec ailes et cornes, n’a pas l’air très malin! Jésus est plus grand que lui. À gauche, à Jésus assis sur un rocher, il offre les pierres à changer en pain; au centre, Jésus est au sommet du temple; à droite, il est sur la montagne. Là aussi, Jésus a en mains un rouleau de la Parole. En bas, à droite, le diablotin est renvoyé, dénudé, alors que trois anges, impressionnants et grands, s’approchent.
- Sandro Botticelli, 1481-1482, Chapelle Sixtine, Vatican. Ce peintre de Florence, une des figures majeures de la Renaissance, a travaillé avec d’autres artistes aux fresques de la chapelle du pape Sixte IV à Rome, portant sur la vie de Moise et celle du Christ. Cette grande fresque comprend plusieurs personnages et scènes, avec un rituel sacrificiel au centre. Les trois tentations se trouvent en haut. Le diable se présente en ermite, avec un objet de piété, ce qui dit bien l’enjeu religieux des tentations. À gauche, il indique les pierres à Jésus. Au centre, les deux sont au pinacle du temple. À droite, sur la montagne, le diable est démasqué et chassé. Des anges viennent préparer la table eucharistique.
- Miniature, c. 1497, Bréviaire d’Isabelle la Catholique, Ms 18851, British Library, Londres, Angleterre. Ce manuscrit enluminé a été réalisé par des peintres flamands à Bruges. Il a été remis à la reine d’Espagne à l’occasion du mariage de ses deux enfants. Il est considéré comme l’un des trésors de la British Library. Les trois lieux de tentation sont présents : au centre, le désert ; à droite, le temple ; à gauche, la montagne. Le diable, là aussi, est habillé en moine, avec un chapelet. En fond de scène, la ville de Jérusalem. Les contours décoratifs, avec leurs motifs végétaux, sont raffinés.
- Carl Heinrich Bloch, 1868, Chapelle du Château de Frederiksborg, Copenhague, Danemark. Cet artiste de Copenhague, formé aux Pays-Bas et en Italie, a peint des scènes historiques et religieuses. Ses œuvres bibliques ont été et sont encore populaires dans les diverses Églises chrétiennes. Ce tableau fait partie des 23 scènes de la vie du Christ qu’il a peintes pour le Palais Frederiksborg. Bloch a été marqué par Rembrandt et par le courant romantique. La scène se passe sur un sommet rocheux, entouré de brouillard. Le Christ debout est solennel; l’Adversaire, à figure humaine, est au sol, en mouvement. Le rouge revêt les deux protagonistes. Le tout est dramatique.
- Yvan Kramskoï, 1872, Galerie Tretyakov, Moscou, Russie. Ce peintre russe de Saint-Pétersbourg fut engagé dans un renouveau de l’art et la lutte pour les droits démocratiques. Il a peint plusieurs portraits et scènes de genre. Ici, c’est un Christ au désert qui est très dépouillé. L’environnement est vaste et rocailleux. Le Christ, assis, est concentré en lui-même, poursuivant son combat intérieur.
- James Tissot, c.1886-1894, Brooklyn Museum, États-Unis. Cet artiste français, qui a illustré la majorité des scènes des Évangiles, a vécu en Terre sainte et cela peut se voir ici. Le paysage rocheux est celui près de la mer Morte. L’approche de Tissot est originale : Jésus est dans une grotte, à l’écart. La figure du diable est celle d‘un ascète barbu à la peau brûlée, un anachorète du désert qui vit lui aussi dans le jeûne et la prière. Ainsi, la tentation vient du dedans même de l’expérience de Jésus. Agenouillé sur son tapis, le diviseur présente les pierres à transformer en pains. Jésus, tout vêtu de blanc, est recueilli.
- Ilia Repin, 1895, Musée Russe, Saint-Pétersbourg, Russie. Né à Kharkiv, aujourd’hui en Ukraine mais à cette époque dans l’Empire russe, cet artiste célèbre fut d’abord peintre d’icônes. Il se forma à Saint-Pétersbourg et voyagea en Europe. Il fut proche de plusieurs figures artistiques et littéraires, dont Kramskoï et Tolstoï. Versatile, il a intégré les nouveaux courants européens et il a utilisé divers styles. Il a fait plusieurs tentations du Christ. Ici, le diable a une forme sombre et menaçante, face à un Christ lumineux. Le mouvement et les couleurs expriment de façon vive la bataille dramatique qui se joue en ce lieu.
- Domenico Morelli, 1895, Galerie Nationale d’Art moderne, Rome, Italie. Ce peintre napolitain fut très influent et connu au 19e siècle. Engagé dans des formes nouvelles d’art, il fut aussi sénateur. Ici, nous avons une œuvre sur la tentation qui est différente de celles de cette époque, très nombreuses. Le Christ certes est au désert, assis, en blanc, concentré et sérieux, mains ouvertes, dans un environnement aride. Mais nous avons la finale de la scène : deux anges, en bleu, s’approchent pour le servir, avec feuillage et eau. Le ton est finalement confiant et rafraîchissant.
- James B. Janknegt, 1990, site bcartfarm.com, États-Unis. Cet artiste du Texas cherche à mettre en œuvre un art chrétien qui soit expressif et actualisé dans le contexte moderne. Avec son épouse, il est devenu catholique en 2005. Cette oeuvre montre le combat de Jésus. Le désert est présent au bas, la cité sainte en haut. Les tentations reviendront à la Croix, avec les moqueurs (Mt 27, 39-44), évoqués par le masque à gauche. Dans les yeux de Jésus, se voit la possibilité de sa chute.
- Chris Cook, 2003, site chriscookartist.com, États-Unis. Ce peintre et illustrateur vient de la Georgie, au sud des États-Unis. Il s’inscrit dans le courant américain de l’expressionisme du Sud (Southern expressionnism), marqué par des couleurs fortes, de larges coups de pinceaux et des formes à la frontière du figuratif. Il a fait plusieurs œuvres d’inspiration chrétienne. Face à l’adversaire monochrome, Jésus s’avance, auréolé de lumière.
- Ron DiCianni, 2003, site rondicianni.com, États-Unis. Originaire de Chicago, il a travaillé comme illustrateur pour plusieurs compagnies. Il s’est ensuite entièrement consacré à l’annonce de l’évangile par l’art. Voici, au désert, un Jésus concentré et recueilli, qui partage nos quêtes et difficultés. La figure de l’Adversaire est montrée avec force dans le nuage qui le surplombe. Voici l’Ombre maléfique, immense et menaçante.
- Michael D. O’Brien, The Art of Michael D. O’Brien, Ignatius Press, San Francisco, 2019. Cet écrivain catholique, qui est originaire d’Ottawa et a vécu à Inuvik, est l’auteur renommé de plusieurs romans et essais. Il est aussi peintre, de style néo-byzantin, et réside à Combermere en Ontario. Nous voyons ici Jésus engagé dans une lutte intérieure. Il est dans une sorte de matrice, en posture de combat et de re-naissance. La figure de l’adversaire est à l’avant à gauche, le doigt comme une arme. Le bleu et le rouge dominent. C’est en notre nom que Jésus livre ce combat. Nous ne sommes pas à l’extérieur de ces images …
Daniel Cadrin, o.p.
Dessin à tracer et à colorier
Ci-dessous un dessin simplifié à tracer et à colorier, librement inspiré d’une peinture de Jean de Flandres.
Cliquer sur l’image pour l’agrandir et la sauvegarder!