Dans ce nouveau parcours d’artiste, nous vous proposons un contenu unique, d’une part le survol du processus de création, comme dans les autres articles, mais aussi un regard complémentaire sur le contexte de création qui influence la nature de l’œuvre.
Pamela Chrabieh est une artiste visuelle libano-canadienne. Son parcours artistique, profondément marqué par les guerres au Liban, mêle iconographie traditionnelle revisitée et techniques contemporaines pour aborder des thèmes comme la mémoire de guerre, les droits des femmes et la construction de la paix. Pamela fait partie de ces rares artistes qui avec audace embrassent les explorations picturales de l’art contemporain sans renier leur héritage culturel chrétien.
Pamela nous présente deux œuvres qui s’inspirent directement du contexte vécu par l’artiste dans son pays. Elle témoigne :
« Dans un Liban pris dans l’étau d’une violence cyclique, où la douleur collective et individuelle s’entrelace avec la quête d’une identité partagée, ces illustrations transcendent leur portée spirituelle. Elles deviennent des miroirs d’une société brisée, aspirant à une résilience incarnée. Comme ces disciples unis par le souffle divin malgré leurs blessures, les illustrations sont un appel aux Libanais-es à se rassembler, à porter en eux-elles la douleur d’un passé tumultueux et l’espoir fragile mais brûlant d’un avenir différent. Ces flammes, comme autant de fragments d’une promesse, murmurent à un peuple épuisé que la lumière peut encore jaillir des décombres, que le cycle de la guerre peut être brisé, et que l’espérance n’est pas une illusion mais un acte de foi révolutionnaire. »
Les deux oeuvres suivantes de Pamela font partie de l’exposition itinérante « Chemin de croix, chemin de vie » du RACEF.
L’ardente attente
Actes des Apôtres 1:13-14
Actes des Apôtres 2:1-3
Au Cénacle, l’attente prend feu dans le silence et la prière. Marie et les disciples, silhouettes stylisées et transcendées par une lumière intérieure, incarnent l’espoir ardent d’un monde renouvelé. Les flammes qui descendent ne sont pas seulement des langues de feu divin, mais des éclats de promesses tissées dans la foi et la persévérance. L’image devient un espace sacré où chaque visage raconte l’histoire d’une humanité en quête de sens, aspirant à une transformation profonde. Elle murmure à nos cœurs que dans les ténèbres les plus épaisses, une lumière, aussi infime soit-elle, peut briser l’emprise du désespoir. Cette scène invite à l’attente active, à un renouvellement personnel et collectif.
La promesse enflammée
Jean 20:21-22
Luc 24:49
Actes des Apôtres 1:8
Le Christ ressuscité, source de vie et de lumière, s’élève au centre, portant les stigmates du sacrifice et de la victoire sur la mort. Son geste d’envoi de l’Esprit s’étend comme une étreinte universelle, un souffle qui transcende le visible pour guérir les âmes blessées. Les visages des disciples, figés dans une extase iconographique, traduisent une joie mêlée d’émerveillement, une profonde reconnaissance du mystère qui transforme leur souffrance en mission. Les flammes qui descendent du ciel ne consument pas, elles transforment : elles incarnent le passage de la mort à la vie, de l’éclatement à l’unité. Cette scène est un rappel puissant que la foi ne se contente pas de contempler, mais agit, guérit et restaure.
Technique et/ou matériaux employés
Art iconographique hybride. Sketch préliminaire sur papier puis dessin numérique avec Procreate.
Style artistique
Le style artistique de ces illustrations peut être qualifié de néo-iconographique ou iconographie contemporaine abstraite. Il s’inspire des principes de l’art iconographique traditionnel (comme dans les icônes byzantines et syriaques), tout en les réinterprétant avec une approche moderniste et abstraite. Voici quelques caractéristiques qui définissent ce style :
- Racines dans l’iconographie traditionnelle : Les figures sont stylisées, avec des traits simplifiés et une absence de réalisme naturaliste, reflétant les codes de l’iconographie sacrée.
- Abstraction et géométrie : Les lignes, les formes et les motifs géométriques renforcent l’aspect contemporain tout en créant une profondeur symbolique.
- Palette de couleurs audacieuse : Des tons chauds et vibrants (comme le doré, le rouge, et le bleu profond) rappellent les icônes anciennes, tout en adoptant des contrastes modernes pour attirer l’attention.
- Symbolisme spirituel : Chaque élément visuel a une signification sacrée (flammes, lumière, halos), évoquant la transcendance et la connexion divine.
- Éléments dynamiques : Contrairement aux icônes traditionnelles souvent statiques, ce style introduit un sens de mouvement et de fluidité, comme dans la descente de l’Esprit ou les rayons lumineux.
Au sujet de la création artistique dans un pays en guerre
Pamela Chrabieh est également écrivaine, elle témoigne en des mots éloquents de la réalité de la vie quotidienne au Liban :
On vit dans un pays où mourir en route vers quelque part, n’importe quel quelque part, est devenu une option banale du quotidien. Une sorte de clause non écrite du contrat social : « Serez-vous disponible pour mourir demain, entre le café et l’e-mail ? » Il suffit d’être au mauvais endroit. Mauvais timing. Mauvais trottoir. Mauvais voisin.
On continue à se répéter qu’on est une nation. Comme un mantra pour ne pas vomir. En réalité, on est une juxtaposition de territoires anxieux, isolés, surveillés ou oubliés. Le Sud ? Une ligne de front à géométrie variable, bonne à effacer. Trop loin pour déranger Beyrouth pendant l’happy hour. La Bekaa ? Un code postal aux contours nébuleux. Pratique pour les bouteilles, utile pour les bombes. Quant à la capitale, elle s’agite encore entre deux brunchs sponsorisés et trois notes vocales alarmistes, en espérant que les éclats ne franchiront pas le périphérique émotionnel.
Et l’armée ? Présente. Digne. Debout. Mais condamnée à rester dans les clous. Pas question d’avoir une armée armée – ça risquerait de déranger les équilibres sacrés.
Et pendant ce temps-là, le peuple… eh bien, il s’éparpille. Entre ceux qui défendent une résistance armée, ceux qui sont contre, et ceux qui veulent juste que leur série Netflix ne soit pas interrompue par une alerte rouge ou une coupure d’électricité. Il y a d’autres ‘ceux’ aussi.
Les fractures sont franches, franchies, effondrées. Communautaires, politiques, existentielles. Les lignes de faille des années 70 et 80 ne sont jamais parties. Elles dorment à peine, comme des bêtes sous la cendre. On sent le retour possible du cauchemar – affrontements civils, milices de quartier, barrages improvisés, regards soupçonneux. Tout est là. Juste sous la peau.
Et puis il y a cette impression collective étrange : comme si la nation tout entière était en périménopause. Les bouffées de chaleur, on les a. Les insomnies, l’irritabilité chronique, les hémorragies idéologiques, les contractions identitaires. On attend de vieillir un peu, d’atteindre ce stade supposé de sagesse… Mais ici, rien ne passe. Rien ne se stabilise. Le corps national refuse de vieillir avec grâce. Il s’accroche à ses hormones de guerre, à ses spasmes de division. On est bloqués entre deux âges. Pas encore capables d’assumer la transformation. Pas encore prêts à lâcher le sang.
Et au milieu de cette absurdité abyssale : l’art. Ce foutu miracle têtu. Pas un luxe. Pas une thérapie. Pas une promesse. Juste un acte de présence. Une manière de creuser du sens à mains nues dans un pays qui s’effondre en accéléré. Plusieurs artistes, ici, ne sont pas décoratifs. Ils tiennent debout dans la poussière. Ils ouvrent des espaces, contre toute logique. Ils organisent des expos avec trois projecteurs et dix-sept coupures de courant. Ils écrivent, peignent, chantent, sculptent des ruines en cris esthétiques. Ils savent que ça ne renverse rien. Mais ils savent aussi que sans ça, il ne resterait plus rien à sauver.
Est-ce que ça suffit ? Bien sûr que non. Mais qu’est-ce qui suffit, aujourd’hui ? Les conférences internationales ? Les condamnations molles ? Les appels au calme à minuit quand la ville explose à l’aube ? L’art n’est pas une solution, mais c’est une forme de désobéissance poétique. Une manière de dire : « Je ne me rends pas. Pas aujourd’hui. »
Alors voilà. On vit dans une colonie plurielle. Superposée. Entrelacée. Certains jours, sous tutelle régionale. D’autres, sous occupation mentale. Une souveraineté purement administrative, parfois folklorique. Une indépendance qui prend l’eau dès qu’on lui pose une question un peu sérieuse. On survit entre deux frappes, deux ministres en cavale, deux illusions carbonisées. On enseigne encore la géographie du pays à nos enfants, tout en leur apprenant à rêver ailleurs. Très vite. Très loin. En silence.
Peut-être qu’un jour, on deviendra un vrai pays. Avec une armée libre, un territoire qu’on n’efface pas sur les écrans tactiques, une justice qui ne demande pas la permission, un art qui ne soit pas une tentative désespérée de beauté dans un champ de ruines. Peut-être. Dans trois, quatre générations. Et encore, là, c’est l’optimisme qui parle. Si les drones, missiles, et kalashnikovs laissent quelque chose. Si le cynisme ne finit pas par tout étouffer.
Pamela Chrabieh est chercheuse, activiste, écrivaine, et cofondatrice et directrice de Kulturnest, un espace culturel basé au Liban. Avec de plus de 25 ans d’expérience pluridisciplinaire et internationale, elle a enseigné dans des universités au Canada, au Liban et aux Émirats arabes unis (2004-2021), mené des recherches académiques (2001-présent), et travaillé en direction artistique, communication créative et gestion de projets dans des domaines variés tels que l’éducation, les arts, la bioéthique et les dialogues interreligieux et interculturel. Docteure en sciences des religions et théologie (Université de Montréal, 2005) et d’un DESS en Arts plastiques-Restoration des icônes (ALBA, Université de Balamand) et titulaire d’un master et de nombreuses certifications, elle est aussi une artiste pluridisciplinaire ayant exposé dans plusieurs pays. Lauréate de nombreux prix, elle est également une activiste engagée pour la paix et la justice. Son art hybride reflète les intersections identitaires dans un contexte global, visant à rendre visible l’invisible et à tisser des récits culturels inclusifs.



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