Nous inaugurons aujourd’hui une toute nouvelle rubrique présentant des parcours d’artistes chrétiens.
Partager le processus de création d’œuvres illustrant les Évangiles est pour nous une manière de transmettre et de perpétuer la pratique de l’art chrétien.
La formule est simple : nous proposons aux artistes d’écrire un texte détaillant le processus de création d’une œuvre ou de plusieurs œuvres portant sur des scènes des Évangiles. En accompagnant leur texte de photos de leurs œuvres et si possible des différentes étapes de création de l’œuvre.
Nous avons invité l’artiste Anne-Marie Forest à partager son processus de création dans notre première rubrique.
Née en France à Lyon, Anne-Marie Forest vit au Québec depuis 1982. Elle étudie en arts aux Écoles des Beaux-Arts de Lyon, de Paris et à l’Université du Québec à Montréal. Sa formation en théologie s’est vécue à l’Institut de Pastorale des Dominicains et par l’accompagnement de Pères Jésuites. Elle vit la contemplation selon saint Ignace De Loyola, qu’elle traduit par le dessin et la peinture.
Anne-Marie Forest est membre du RACEF, le réseau d’art chrétien et d’éducation de la foi. Les œuvres dont elles nous décrit le processus sont présentées dans l’exposition itinérante « Chemin de croix, chemin de vie ».
Processus, style de peinture et sujets de prédilection
Je peins des œuvres figuratives avec une prédilection pour l’illustration de scènes bibliques. Pour la peinture à l’huile, il s’agit d’une esquisse d’abord au fusain, puis à l’encre et enfin en clair-obscur, avec un fond de couleur sur lequel je travaille la lumière et l’ombre, à l’aide de glacis.
En même temps il y a l’importance du regard porté sur les personnes et l’inspiration qui me vient de mon vécu propre car pour traduire une émotion, il faut l’avoir vécue ou en avoir été témoin.
Après avoir vécu les Exercices Spirituels de Saint Ignace j’ai découvert une autre façon de prier et peindre. Dans la contemplation Ignatienne, nous entrons dans le récit en essayant de visualiser les lieux, les personnes, les expressions en mettant à contribution les sens, c’est-à-dire en imaginant les sons, les odeurs, les paroles dites, le temps qu’il fait, l’heure du jour, les objets, les réactions des personnes, et Dieu nous parle intérieurement. Mais surtout cela fait vivre des surprises, en sentant que certaines images nous sont données, que nous sommes visités, et ce désir d’être visité met en route.
Différence entre art sacré et art séculier
Je crois personnellement que la différence entre art sacré et art séculier est dans la motivation du but à atteindre, c’est-à-dire partir du cœur pour témoigner.
‘ L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. L’art est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas se séparer ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle.’ Albert Camus. Discours du prix Nobel. 1957.
L’art sacré est une autre parole en écho à la Parole de Dieu avec un grand P. Sa finalité est d’éveiller, de consoler, d’étonner, d’interroger, d’émerveiller, de conduire à l’intériorité, et susciter le désir de gouter à la Parole. Nous découvrons alors Dieu présent dans toute chose, dans tous nos moments et notre quotidien, dans nos paysages, dans les personnes que nous rencontrons, et pas seulement comme une figure du passé. Jésus est ressuscité !
Dans tout cela, surtout quand on relit sa vie, que l’on regarde les passages importants, on voit que c’est tout un tissage, fait de rencontres, d’événements importants, de lieux et tout cela n’apparait pas comme le fruit du hasard, mais plutôt comme la prévenance du Seigneur qui nous accompagne au fil des jours, et intervient de façons discrètes pour nous corriger, nous guider, nous former et nous révéler notre mission, notre raison de vivre, d’abord par son amour, et il dépose ainsi le désir de parler de Lui : le faire connaitre et aimer.
« La nouvelle frontière de l’évangélisation est non seulement géographique mais culturelle : de nouveaux espaces humains, des secteurs entiers de la vie moderne sont en attente de la Bonne Nouvelle. Pensons aux milieux des communications de masse, aux nouveaux secteurs de la recherche et des applications technologiques. Si la foi reste sans signification dans ces milieux, si elle ne devient pas une manière de penser et de se comporter, c’est-à-dire, une nouvelle culture, l’Évangile demeure un mot vide, une semence jetée dans un terrain infertile. » Hervé Carrier.
Dimension spirituelle du travail d’artiste
C’est d’abord une approche spirituelle, une façon de prier . Dans mon histoire de foi, c’est par l’art que le Seigneur est venu à ma rencontre. Quand je peins, je suis aussi en recherche de vérité. Jésus a dit : je suis venu dans le monde pour témoigner de la vérité! Cela est une devise que j’aimerai vivre comme artiste.
Quand je peins aussi, il y a des questions, des images, qui me viennent et s’adressent d’abord à moi, à ma vie. Des façons que le Seigneur a de regarder dans les profondeurs de mon âme. Après la peinture d’un tableau, on ne ressort pas idem, il y a des choses qui bougent aussi en nous. Et c’est peut-être cela qui interpelle mystérieusement le spectateur.
Le langage de la matière
Pour cela il faut connaitre la matière pour qu’elle soit docile, et ensuite être soit même obéissant à traduire ce qui nous est montré intérieurement. Cela nécessite parfois un long travail, un combat avec sois même dans la persévérance. Ce combat aussi est spirituel contre les tentations d’abandon ou d’arrêt à une étape acceptable.
Nicolas Wacker « Toute création spirituelle est dépendante de la matière. Sans elle, il n’y aurait pas de transmission possible. Dans cette collaboration de la matière avec l’esprit, réside le mystère de l’art. Car c’est à travers elle, et elle seulement que passe la communication. Dans une création d’art, ce sera toujours la matière et elle seule qui gardera le précieux message d’une œuvre d’art. C’est en connaissant à fond le matériau avec lequel on doit opérer qu’on pourra l’employer à sa guise, l’adapter à chaque cas, savoir l’effet qu’il permet d’obtenir. » Nicolas Wacker. La peinture à partir du matériaux brut. 1984.
La contemplation
Ce qui est le plus important c’est quand même le regard : le regard que l’on porte sur l’autre, sur le monde qui doit devenir le regard de Jésus.
Choix des stations du Chemin de Croix/Chemin de Vie
Anne-Marie Forest partage le processus de création des œuvres qu’elle présente dans l’exposition « Chemin de croix, chemin de vie »
L’agonie de Jésus
Contempler Jésus à Gethsémani c’est me plonger avec Lui dans le silence de la nuit, ressentir sa souffrance en communiant à tous ces persécutés des guerres qui voient avec une terrible angoisse leurs dernières heures arriver, comme le danger représenté dans les êtres hostiles que l’on aperçoit au loin.

Les couleurs du collet de Jésus rappellent l’actualité du peuple palestinien et de la Terre Sainte en guerre. En arrière de lui un mur évoque les ruines d’un édifice et les trois disciples qui dorment sont à l’image de l’indifférence du monde devant une actualité douloureuse mais qui devient routine à travers les médias.
L’ange venant réconforter Jésus, est cette consolation qui survient sans que nous l’attendions alors que tout notre horizon semble bloqué. Celle-ci est toujours une grâce nous aidant à continuer le chemin.
L’institution de l’Eucharistie
Il m’était important de souligner cette universalité du don de Jésus de son corps et son sang pour toutes les nations et tous les temps.

Au départ j’avais esquissé le regard de Jésus tourné vers le haut, comme tourné vers le Père. J’avais aussi dessiné deux couronnes sur la représentation du monde : celle de la couronne d’épine et celle du Christ Roi de l’univers, pour souligner ce paradoxe du Christ bafoué et du Christ glorifié. Puis j’ai modifié cette esquisse pour épurer et rendre le visage du Christ davantage présent. Le fond du tableau très sombre, j’ai senti le besoin de le rendre habité par un effet de ciel passant de la noirceur à la lumière du levant, en changeant aussi le geste de partage du pain avec celui de la bénédiction.
Car le mémorial de la messe actualise chaque fois que nous célébrons l’Eucharistie, sa mort et sa résurrection signifiés par la croix et le tombeau ouvert posés sur la mappemonde.
La lumière arrivant d’en haut met souligne le caractère sacré de ce moment d’Alliance éternelle et unique du ciel avec chacun de nous et passant par Jésus.
C’est cette résurrection qui nous est promise lors du discours du Pain de vie : ‘Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde. Jean, 6,51’
Pour cela le pain est dans la main de Jésus et la coupe de vin en premier plan.
La croix, enfoncée dans le sol parle aussi de cette incarnation physique du Christ, de sa mort terrible et le tombeau, qu’il a habité les profondeurs de cette terre qui n’a pu le retenir. J’ai donc choisi cette dernière représentation pour ne pas multiplier les symboles.
Chaque communion est aussi le sacrement d’une rencontre intime avec lui, c’est pour cela que j’ai essayé de faire en sorte que son regard rencontre le nôtre. Nous sommes un peu comme le 2-ème personnage dans le tableau, avec la perspective qui nous invite à être avec.
Peindre le glacis transparent du vêtement avec le pigment rouge symbole du martyr, été aussi un peu comme la sensation douloureuse de répandre de son sang avec le pinceau sur la toile.
Le regard de Jésus sur Pierre
Cette œuvre m’a été commandée par un prêtre, en 2014, comme résumant son appel dans cette rencontre du Christ miséricordieux.
N’ayant plus l’œuvre originale, je la partage à l’aide d’une photographie. Cette œuvre n’était pas donnée d’avance pour moi, mais elle m’a fait cheminer en faisant mienne cette retrouvaille bouleversante avec le regard d’amitié de Jésus pourtant abandonné et renié, sans défense devant l’hostilité à laquelle il fait face.
Ma participation au réseau d’artistes RACEF
Je suis heureuse de participer à cette exposition organisée par le groupe RACEF qui est un réseau d’artistes chrétiens avec des styles et processus créatifs différents.
Nous sommes aussi chacun issus de diverses origines, cultures, âges et habitons des régions et lieux diversifiés autant par leur géographie que leur situation sociale, environnementale, culturelle et politique.
Cette année de nouvelles participations viennent enrichir ce travail collectif et lui donner sens, en particulier avec une artiste du Liban vivant au cœur des conflits.
Dans ce groupe, nous portons la même préoccupation du témoignage, de l’urgence de prendre la parole par l’art, de le montrer dans divers lieux, et pas seulement chrétiens, pour rejoindre les périphéries.
Nous avançons avec le souci d’enjeux communs, de justice, de paix, de protection des plus faibles, des marginalisés, de l’environnement, du vivre ensemble, inspirés par la Parole de Dieu que nous fréquentons.
Il est important de créer de nouveaux lieux ou l’art actualise la Parole. Bien des œuvres anciennes ne parlent plus aux nouvelles générations qui n’ont pas été formés pour les décoder. Il y a un travail à faire pour mettre en relation cette expression de la foi avec la culture, les symboles, l’histoire de l’art, alors même sommes envahis d’images.
Cette exposition est donc une réponse à la demande du Pape François qui appelle les artistes à de nouvelles façons de raconter l’évangile :
Comment parler de Jésus? Quelle langue utiliser? Comment présenter ce « personnage » qui a changé l’histoire du monde? (…) Le langage de la vraie tradition est vivant, vital, capable d’avenir et de poésie. (…) L’Évangile doit être une source d’éclat, de surprise, capable de nous secouer au plus profond de nous-mêmes. (…)Les artistes, les écrivains, précisément en raison de la nature de leur inspiration, sont capables de garder la puissance du discours évangélique (…) Je lance un appel: en ces temps de crise, de l’ordre mondial, de guerre et de grandes polarisations, de paradigmes rigides, de graves défis climatiques et économiques, nous avons besoin de l’éclat d’un nouveau langage, d’histoires et d’images puissantes, d’écrivains, de poètes, d’artistes capables de crier le message de l’Évangile au monde, de nous faire voir Jésus.
